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Aimé Césaire, « La Libération », Cahier d'un retour au pays natal, 1939

Pistes pour une introduction :

Né en Martinique, Aimé Césaire, étudiant à Paris, crée avec le Sénégalais Léopold Sédar Senghor la revue anticolonialiste L'Etudiant noir. De retour en Martinique, il écrit Cahier d'un retour au pays natal, un long et puissant poème-manifeste d'une cinquantaine de pages dans lequel il exhorte le peuple martiniquais à renouer avec ses racines africaines pour dépasser les meurtrissures infligées à son île. Le passage étudié constitue sans doute l'acmé du poème : situé presque à la fin, il intensifie l'appel lyrique au ressaisissement du peuple antillais. Le sentiment de l'humiliation est retourné en un désir assumé de libération. Césaire n'invoque plus seulement l'Afrique mythique. Il imagine une scène de mutinerie qui, au cours de la traversée dans les cales des navires négriers, deviendrait l'événement fondateur d'une communauté possible, et créerait de ce fait un nouveau mythe salvateur.



Problématiques:


- En quoi Aimé Césaire se fait-il le porte-parole de son peuple?
- De quelle façon la langue de Césaire sert-elle l'expression de la lutte, de l'affirmation de soi et de l'espérance?
- En quoi ce texte constitue-t-il un chant de libération pour le peuple noir ?

1 - Un chant insurrectionnel (v. 1-14)

- L'ouverture > ce passage s'ouvre sur une forme qui donne le ton à tout ce qui suit : « Je dis Hurrah ! ». Cette prise de parole s'oppose à la « terre muette » évoquée au début du recueil (p. 26) et s'offre comme une réponse au souhait formulé au temps du futur au début du Cahier : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir » (p. 22). Le point d'exclamation amplifie ce cri de victoire, expression d'une voix collective.
- Un combat > v. 1 « Je dis » Césaire parle au nom de l'identité antillaise. Il combat pour l'identité antillaise. Poète, il fait émerger la parole que l'esclave avait muselée depuis des siècles. Il faut effacer ce silence séculaire. La parole poétique s'oppose ainsi au silence et prend la forme du cri de révolte et de victoire. Un poète-prophète > (du grec prophêtês : qui dit d'avance) Ce que dit le poète advient v 1 et 2 « Je dis Hurrah! La vielle négritude progressivement se cadavérise ». Le poète invente un néologisme
« cadavérise ». Puissance magique des mots : c'est parce que je dus Hurrah que la vieille négritude (ici, péjoratif) se cadavérise et qu'un ordre nouveau devient possible.
- L'annonce d'une libération > le poète voit le ciel et l'horizon se transformer : « l'horizon se défait, recule et s'élargit « v. 3 > vision mise en valeur par le rythme ternaire. Les « nuages » laissent entrevoir « la fulgurance d'un signe » v. 4 (fulgurance : ce qui a l'éclat et la brillance de la foudre) > Césaire se fait l'interprète des signes divins. Le poète est celui qui déchiffre ce signe pour annoncer, dans une forme prophétique, la libération du peuple noir.
- L'effroi > v. 5 accumulation d'images agressives : « le négrier craque / Son ventre se convulse / les boyaux fétides » personnification du bateau qui transportait les esclaves. Images de la maladie qui inspirent la répulsion » (hypotypose : figure de style qui consiste à décrire une scène de manière si frappante qu'on croit la vivre). Ces images donnent au poème une plus grande force de suggestion > images violentes qui frappent le lecteur, lui font violence et le forcent à affronter la réalité de la traite négrière. Les points de suspension laissent le lecteur à ses pensées.
- Des accents bibliques > valeur emphatique et accumulative du v. 8 : « Et ni l'allégresse... ni... ». La conjonction « Et » sert à relancer l'énoncé. Le bateau négrier doit se préparer à la révolte « entendre la menace de ses grondements intestins » la colère gronde dans les cales du bateau où se trouve la cargaison d'esclaves. Césaire fait sien le douloureux héritage historique des Antillais : l'insoutenable histoire de l'esclavage, la traite négrière et la traversée de l'Atlantique qu'il fait ressurgir, ici, dans son chant. L'histoire de la traite et de ses horreurs est évoquée de manière crue et violente à travers l'image de la pendaison « pend à sa grand'vergue » v. 11, des chiens « le livre à l'appétit de ses molosses » v. 12, et de la noyade « le jette à la mer » v. 12. Mais ce passé désormais accepté n'entrave pas l'élan libérateur vers une fierté à conquérir.
- Un paradoxe > Césaire utilise des termes connotés péjorativement : « nègre », « braillard » v. 11, « la négraille » v. 13 . Il s'agit de se les réapproprier en refusant l'emploi négatif qui en est fait par les Blancs. En s'affirmant « nègre », Césaire refuse aux Blancs le droit de définir ce qu'est le « nègre » et redonne une valeur positive au terme. Il vide le suffixe de sa valeur péjorative, héritée de la colonisation, pour en faire l'emblème d'une dignité retrouvée. La mutinerie est aussi linguistique : le poète refuse la langue française telle qu'elle lui est imposée.
- De l'humiliation à la libération > Le terme « sang » v. 13 représente toute la souffrance endurée par les esclaves noirs tandis que le mot « liberté » v. 14 s'oppose à cette servitude.



2 - La mutinerie devient une allégorie (v. 15–38)

- Un mouvement d'élévation > v. 15 « Et elle est debout la négraille ». Le mouvement va crescendo : se mettant d'abord « debout dans « la cale » v. 18 (cale: partie du navire située sous le pont où se trouve la marchandise), puis « debout » dans les « cabines » v. 19, puis « sur le pont » v. 20.
- Une harmonie retrouvée > CCL « dans le vent » v. 21, « sous le soleil » v. 22 : le peuple noir retrouve le contact avec le monde naturel et le cosmos dont l'esclavage l'avait privé.
- Une mise en valeur visuelle > l'anaphore du mot « debout » à l'attaque du vers lui donne une place majeure dans le poème. Elle scande les vers et permet aussi de l'inscrire visuellement, de façon verticale, sur la page. La disposition particulière des vers 24, 25, 26 « debout / et /libre » oblige à marquer une pause entre chaque mot, de manière à les accentuer. Le mot « liberté » employé au v. 14, revient v. 26. La liberté est reconquise.
- Un peuple enfin maître de son destin > l'anaphore continue v. 30 « debout dans les cordages », v. 31 « debout à la barre » : les esclaves ont pris le commandement du navire négrier. Ils en donnent la direction v. 32 « à la boussole », v. 33 « à la carte ». Le passage de « la cale» à « sous les étoiles » symbolise le chemin de libération du peuple noir.
- La mutinerie devient allégorique > chaque élément de la scène symbolise une idée ou une réalité plus vaste. Le navire lui-même symbolise le système d'exploitation du peuple noir. Le capitaine désigne les Blancs oppresseurs, tandis que les esclaves de la cale représentent tous les Noirs opprimés du monde.
- Un cri de victoire : la dislocation des vers « debout/et / libre » revient v. 35, 36, 37 > cela donne toute sa force à une parole de combat.
- Une parole libre > dans le dernier vers du passage « et le navire lustral s'avancer impavide », Césaire utilise librement un infinitif au lieu d'un verbe conjugué. De la même façon, le lexique soutenu « lustral » (qui purifie), « impavide » (sans peur) ou l'image des « eaux écroulées » donnent un ton noble et solennel à la libération du peuple noir. Cette langue poétique recherchée prend ainsi l'allure d'une épopée ou d'un récit biblique.



Pistes pour une conclusion:

Dans ce Cahier d'un retour au pays natal, les mots sont les « armes miraculeuses » (titre d'un recueil de poèmes de Césaire) de la libération du peuple noir. Le poète-démiurge (créateur) est parvenu à briser le silence et à réveiller la force latente des mots dans une sorte de victoire verbale. La dimension de ce chant insurrectionnel est à la fois individuelle et collective: l'itinéraire du récitant ne se dissocie pas de celui de son peuple. Ce Cahier est une œuvre fondatrice pour le mouvement de la négritude. C'est ici, dans ce passage, que le mot « négritude » apparaît pour la première fois. Et l'on observe que ce concept est une dynamique, et non pas une définition statique de ce que serait la civilisation noire. Avec Senghor, Césaire est le pionnier et le défenseur de la négritude qui revendique la « simple reconnaissance du fait d'être noir » et la légitimité d'une culture africaine. Il s'agit de redonner une dignité aux victimes de la servitude ou de la colonisation, en utilisant la langue française qui devient le réceptacle de la souffrance du peuple noir. Il s'agit aussi de montrer comment le rythme de la langue africaine peut enrichir le français.