Rimbaud, « Le Dormeur du val », 1870
Pistes d'introduction:
Daté d'octobre 1870, « Le dormeur du val » est un sonnet en alexandrins d'Arthur Rimbaud qui fait partie des poèmes recopiés par l'auteur dans le manuscrit des Cahiers de Douai. Ecrit à peine trois mois après la déclaration de guerre de l'empereur Napoléon III au royaume de Prusse, il décrit un jeune soldat « étendu dans l'herbe ».
Problématique :
En quoi ce sonnet bucolique et sensuel se révèle-t-il une dénonciation de la guerre ? (bucolique : ici, qui dépeint un cadre champêtre irréaliste)
1-Un tableau sensuel et bucolique (vers 1 à 8)
- Une image riante de la nature > CL « verdure », « rivière » v. 1, « herbes » v. 2, « soleil » »,
« montagne » v. 3, « val » v. 4, « cresson » v.6, « herbe », « nue » v. 7 (val: petite vallée / nue: terme poétique pour désigner le ciel) > une sorte de paradis terrestre, un lieu isolé, idyllique . L'eau et le soleil sont symboles de vie.
- Les sensations > la vue « verdure », « soleil », à travers les couleurs ; l'ouïe à travers les personnifications « chante une rivière », « qui mousse de rayons » les sens sont agréablement stimulés.
- Une lumière irradiante > éclat de l'herbe avec les rejets « D'argent » v.3 et « Luit » v.4 > métaphore des gouttes d'eau > aspect à la fois précieux et irréel.
- Portrait du soldat > rythme décroissant v.4 « Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue » + anastrophe (renversement inhabituel de l'ordre des mots) « soldat jeune » on suit le mouvement du regard. L'âge du soldat est mis en valeur.
- Le soldat décrit semble se fondre harmonieusement dans le cadre > « l'herbe » lui fait un « lit vert » v.8, l'assonance en (è) v. 5 à 8 souligne cette harmonie, l'allitération en (1) « la lumière pleut » v.8 suggère un ruissellement lumineux, le rejet « Dort » v.7 renvoie explicitement au titre « Le Dormeur du val » on peut imaginer que le soldat fait une pause réparatrice entre deux combats.
- Mais dans cette descrition, des éléments viennent perturber, voire contredire cette impression d'harmonie et de perfection > constants enjambements v. 1 et 2, rejets v. 3, 4, 7 > le rythme des alexandrins est destabilisé. De plus, les adjectifs « ouverte » dans « bouche ouverte » v.5 et « pâle » v. 8 peuvent évoquer la mort. Ces éléments induisent une dissonance dans ce tableau. Le repos devient inquiétant.
2 - Une révélation progressive : l'envers du décor (v. 9 à 14)
- La position du soldat « Les pieds dans les glaïeuls » v.9 > ces fleurs peuvent évoquer une tombe, le deuil.
- L'insistance sur le sommeil du soídat > répétition « Dort » v.7, « il dort » v.9 et v.13 + « il fait un somme » v.10 et « berce-le » v.11 > cela peut apparaître comme l'indice d'un sommeil plus. profond la mort.
- Des éléments préparent, dans les deux tercets, la révélation du dernier vers > la comparaison « comme sourirait un enfant malade » v.10, le « froid » v.11 qui l'affecte, son absence de sensations v.12 « ne font pas frissonner » la vulnérabilité du soldat est suggérée : corps faible, inerte, sans vie.
- Le premier tercet distille, à chaque vers, des indices tantôt positifs : le contre-rejet « souriant comme », le conditionnel rassurant « sourirait », « un somme », l'adverbe « chaudement », tantôt négatifs « glaïeuls », « enfant malade », « il a froid » le sourire du soldat est inquiétant.
- L'invocation de la nature : l'apostrophe v.11 « Nature » et la majuscule présentent la nature comme une divinité maternelle, ce qui accentue la jeunesse du soldat. La personnification souligne sa bienveillance mise en évidence par le verbe « berce » en présentant le jeune homme endormi, le poète instaure progressivement une ambiguïté qui fera la force du dénouement.
- Le retournement > la phrase négative v.12 « Les parfums ne font pas frissonner sa narine » (la négation « ne font pas », est située à la césure) + l'allitération en (f) viennent nier toute vie. A partir de cette négation, on va comprendre que le soldat est mort.
- La pointe (chute finale produisant un effet de surprise qui permet de reconsidérer l'ensemble du poème en l'éclairant d'un jour nouveau) : v.14 « Il a deux trous rouges au côté droit ». Le poète révèle la vérité sur le « Dormeur » décrit dans le sonnet : il s'agit d'un soldat mort au combat. Cette révélation finale qui introduit la violence, le sang, la mort dans un poème bucolique et sensuel est, de plus, mise en valeur par le contraste avec le rejet « Tranquille » qui constitue le début du vers. La pointe » du sonnet s'apparente, ici, à une chute narrative dans la mesure où elle change le sens de ce qui précède et impose une relecture du poème à la lumière de cette révélation.
- Une dimension nouvelle du poème : une dénonciation de la guerre. L'absurdité et l'horreur de la guerre se traduisent dans le contraste violent entre la nature idyllique, la jeunesse du soldat et la réalité crue de la mort qui fait basculer le poème du « trou de verdure » initial v.1 aux « deux trous rouges « qui le clôturent v.14 : le soldat est mort après avoir reçu deux balles dans son flanc droit. Le « trou de verdure » est devenu le trou de la tombe. Cette dernière phrase comportant beaucoup de monosyllabes impose un rythme frappant et marquant. Rimbaud souhaite provoquer une réaction chez le lecteur par un simple constat dénué de tout pathos.
- Une relecture s'impose :
- Le décor : le «trou de verdure » évoque un tombeau dans lequel serait déposé le corps du soldat
- La position du soldat dans le décor évoque un gisant sur un « lit » où « la nue » figurerait un drap mortuaire avec, en hommage, les « glaïeuls ».
- « la main sur la poitrine » évoque le geste de celui qui vient de s'écrouler, blessé à mort. Rimbaud s'est employé à détruire chaque élément positif par un détail négatif.
Pistes pour une conclusion:
- Un poème bucolique devient un poème engagé : portrait d'une jeunesse fauchée par la guerre.
- Maîtrise poétique de ce poète adolescent : sonnet d'apparence simple > en réalité, construction de la description de façon à ce que cette mort (mot jamais prononcé) apparaisse encore plus choquante. Une nature riante est opposée à la mort qui frappe en pleine jeunesse sans que rien ne vienne l'expliquer.
- Une versification brisée : rimes croisées et différentes entre les deux quatrains (et non embrassées et identiques), rythme qui casse l'alexandrin, enjambements, coupes déplacées par rapport à la césure, jeux sonores (douceur des liquides / brutalité des dentales).
- Pas d'indignation exprimée mais une colère sourde mêlée de pitié que Rimbaud souhaite transmettre au lecteur.