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Rimbaud, « Ma bohème », 1889


Pistes d'introduction:

« Ma Bohème » est un sonnet charmant et plein de fantaisie qui illustre les errances adolescentes de Rimbaud. Les fugues ou déplacements « préparés » furent nombreux dans les années 1870-71. Ils ne furent pas tous aussi poétiques et merveilleux que celui décrit dans ce sonnet mais ils correspondirent tous à une double volonté de fuite et de découverte. Dans « Ma Bohème », un rythme allègre, des images d'une fraicheur naïve, une légère ironie du poète envers lui-même en soulignent la sincérité et l'humour. Son titre, de nombreuses allusions au déplacement en font un poème du voyage. Mais il contient également, sous une forme souvent inattendue, de nombreuses allusions à la poésie. Les deux thèmes apparaissent dès lors comme indissociablement liés, ce qui, sans doute, est représentatif à la fois d'un tempérament et d'une conception particulière de la création poétique.


Problématique :


Comment, par une fantaisie et des images originales, Rimbaud associe-t-il le goût du voyage et celui de la poésie?


Mouvements:

- Premier quatrain: un poète vagabond
- Second quatrain: un « Petit-Poucet rêveur »
- Premier tercet: la communion avec la nature
- Second tercet: le bonheur de la création poétique



1 - Un poète vagabond


- Ce sonnet autobiographique présente l'errance de Rimbaud, poète vagabond et fugueur. L'imparfait employé tout au long du poème suggère une expérience passée qui s'est répétée. Les fugues du poète adolescent, loin de sa famille et de la ville de Charleville-Mézières, ont été en effet fréquentes quand il composait les Cahiers de Douai. Cependant, l'errance évoquée demeure « une fantaisie », un vagabondage rêvé, comme le sous-entend le sous-titre. - Le sonnet ne décrit pas une promenade, mais bien une errance sans destination précise (« je m'en allais », v.1; « j'allais sous le ciel », v.3). La répétition du verbe « aller » et l'absence ou l'imprécision des noms de lieu insistent sur l'importance de l'action.
- La langue et la versification irrégulières rendent compte de cette flânerie. Les alexandrins sont disloqués, comme au vers 4 où une suite de monosyllabes désarticulent le trimètre (« Oh!Là! Là! »). Le découpage rythmique se fait chaotique à l'image de l'avancée du jeune homme sur les sentiers.
- Le poète est habillé pauvrement: ses « poches » sont « crevées »; son manteau devenait « idéal », déchiré à force d'usure. Mais paradoxalement, sa pauvreté n'est pas source de malheur car il fuit en réalité les conventions sociales et s'affranchit symboliquement des codes d'une société bourgeoise qui l'oppresse. La pauvreté a ici un pouvoir libératoire.
- L'adolescent place d'emblée son vagabondage sous le signe de la « Muse » (v.3). A l'image de la poésie romantique, le poète errant invoque l'inspiration venue du ciel. La Muse est apostrophée et personnifiée comme une divinité qui guide le poète. Conformément à la tradition romantique, Rimbaud devient ici le vassal poétique d'une Muse qui règne en maîtresse sur son inspiration.
- Le vers 4 est perturbé par des interjections monosyllabiques qui témoignent de l'enthousiasme du poète devant les rêves qui ont été les siens.(« Oh! Là! Là! Que d'amour splendides j'ai rêvés! »). Ces nombreuses exclamatives marquent également l'ironie du poète qui porte une regard critique sur ses exaltations passées. Avec beaucoup d'humour, Rimbaud tourne en dérision la grandiloquence de la poésie romantique amoureuse.
- On retrouve également cette libération des contraintes formelles avec le mélange de registres lexicaux; en effet, le « ciel » et l'« idéal » côtoient un vocabulaire très prosaïque: « paletot » et les « poches crevées ».



2 - Un « Petit-Poucet » rêveur


- Ce langage courant, mêlé au motif de l'enfance pauvre mais pourtant bienheureuse se poursuit dans le second quatrain avec « Mon unique culotte avait un large trou ». Le poète poursuit le récit de sa fugue en pleine nature et s'identifie au Petit-Poucet. Cependant au lieu de semer des cailloux sur son chemin, le pantalon troué sème des « rimes », comme le souligne avec force le rejet au début du vers 7.
- Les contraintes de la poésie à forme fixes sont tout à la fois respectées et allègrement dépassées. Le lecteur découvre effectivement un sonnet composé d'alexandrins aux rimes suffisantes (« trou »; « frou ») ou riches (« course »; «ourse »). Pourtant les rejets se multiplient (v. 6 et 7) cassant le vers et se libérant de toutes les réalités contraignantes. L'activité poétique devient facile et ludique, presque puéril.
- Le registre merveilleux, propre aux contes, amorcé par la figure du Petit-Poucet, ouvre la voie à un univers magique. Le vagabondage prend alors une dimension cosmique: le poète dort à la belle étoile («« Mon auberge était à la grande-Ourse », v.7), les étoiles s'animent et émettent de légers bruits (<«« frou-frou », v.8). La fantaisie de Rimbaud s'exprime pleinement par l'emploi de cette onomatopée, proscrite en poésie, mais délibérément employée par le poète pour sa sonorité enfantine et naïve. Les règles de la poésie romantiques qui privilégient le langage soutenu sont encore contournées dans ce vers.



3 - La communion avec la nature


- Le champ lexical du ciel, présent dans tout le poème trouve sa consécration dans le premier tercet qui dépeint la communion du poète vagabond avec la nature dans laquelle il trouve refuge. L'exaltation du poète en vient à transfigurer la réalité. Ainsi le poète ne regarde pas les étoiles, mais il les écoute, « assis au bord des routes ». - Cette position, soulignée par le complément circonstanciel de lieu met en avant la marginalité de Rimbaud qui semble se tenir en dehors du monde.
- Le voyage de l'adolescent est idéal, tout droit sorti d'un conte de fée. La pauvreté est métamorphosée quand la rosée est comparée au « vin de vigueur ».
- La nature, bienveillante et protectrice, joue un rôle central dans sa quête du bonheur car elle aiguise ses sens. La rosée provoque de multiples sensations (couleur, parfum, goût) qui établissent des synesthésies. Les verbes « sentir » et «« écouter », l'évocation' du « vin de vigueur » font tour à tour référence aux sens.
- La nature procure également au poète une nourriture spirituelle: « les gouttes de rosée » sont comparées à un « vin de vigueur »; les « bons soirs de septembre » évoquent le mois des vendanges quand les fruits arrivent à maturation, tels les rimes du poète, « égrenées » dans le second quatrain, qui donnent à présent naissance à un « vin de vigueur ». Cette périphrase désignant une « eau-de-vie » rappelle l'élan vital de la nature qui a sur le poète le même effet qu'un alcool fort, à savoir l'ivresse des sens.



4 - Le bonheur de la création poétique


- Le second tercet traite du bonheur de la création poétique qui était déjà en germe dans le premier quatrain. Rimbaud exprime la joie d'écrire des vers au contact d'une nature qui est progressivement transfigurée. Elle devient mystérieuse, à la fois menaçante et irréelle, comme le souligne l'expression « ombres fantastiques ».
- L'adolescent tourne en dérision ses propres émois poétiques. Les souliers du poète se transforment en «« lyres » et ses lacets prennent la forme de cordes. La lyre, instrument noble du poète depuis l'Antiquité, est ainsi associée aux « élastiques », objet trivial.
- La rime des vers 12 et 13 (« fantastiques »,« élastiques ») paraît également insolite et peu appropriée pour un sonnet. Rimbaud se moque ainsi ouvertement du lyrisme traditionnel.
- Le dernier hémistiche est particulièrement énigmatique par le rapprochement opéré entre le « pied » et le « coeur ». Le poète joue probablement sur le double sens du mot « pied » qui renvoie à la chaussure du poète marcheur mais aussi à la mesure du vers latin qui n'est pas la syllabe mais le pied.
- Rimbaud peut également jouer du contraste entre le caractère prosaïque des pieds qui touchent le sol et qui s'opposent ainsi au coeur, organe symbolique de l'amour. Le poète tournerait de nouveau en dérision les clichés de la poésie romantique.
- La métonymie « souliers blessés » désigne les pieds blessés par les heures de marche du poète vagabond. Par contagion, le coeur semble aussi « blessé » que le pied par le chemin poétique semé d'embûches » et d' « ombres » qui font écho aux cailloux de la route.



Pistes pour une conclusion:


Sous une apparence fantaisiste, agrémentée d'humour, ce poème est révélateur des orientations à venir du jeune poète fugueur. L'association voyage/poésie préfigure l'expérience du « bateau ivre » et annonce la tentative à la fois éblouissante et désespérée de retranscrire, poétiquement, un voyage initiatique au-delà des formes traditionnelles de la poésie. Ainsi s'impose la virtuosité du poète de seize ans, qui « jongle » avec l'art du sonnet, avec nos émotions, et qui a su en véritable conquérant du langage ouvrir la voie de la spontanéité à la poésie moderne. Les surréalistes, tels René Char, ne s'y sont pas trompés, qui font du voyage le moyen d'atteindre un idéal. Seule, l'évasion en toute liberté, loin du lieu natal, donne accès à l'absolu de l'existence.