Arthur Rimbaud, « Roman », 1870
Pistes pour une introduction:
Huitième poème du premier des deux Cahiers de Douai. Daté du 29 septembre 1870 (date de sa mise au propre). Après la première fugue de Rimbaud et son court passage en prison. Rimbaud n'a donc que seize ans même si, dans ce poème, il se vieillit, peut-être pour présenter comme réalisé ce qui n'est encore qu'imaginé. Le titre « Roman » introduit d'ailleurs la dimension imaginaire (A l'origine, au Moyen Age, récit écrit en langue romane, et d'abord en vers. Fiction qui raconte les aventures, souvent amoureuses, vécues par un héros.) Ce poème nous présente, en effet, en quatre étapes chronologiques, chacune de deux quatrains, la brève histoire d'un amour d'adolescence.
Problématiques :
- En quoi Rimbaud renouvelle-t-il le lyrisme amoureux, dans ce poème ?
- Comment le poète tempère-t-il son lyrisme par une distance ironique ?
- Comment ce poème mêle-t-il le romanesque à l'humour et l'autodérision?
1 - L'insouciance adolescente (section I, v. 1 à 8)
- L'apparence d'une confidence autobiographique : v. 1 « On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans. » Cependant, l'emploi et la répétition du pronom indéfini « on » suggèrent une expérience plus large, universelle, à laquelle le lecteur peut s'identifier. Le choix du « on » et non du « je », cher aux poètes romantiques pour exprimer leurs états d'âme, révèle aussi le souhait de Rimbaud d'opérer une distance critique et de s'écarter des codes lyriques traditionnels pour relater avec ironie ses premiers émois amoureux.
- Un cadre spatio-temporel précis : « un beau soir » v. 2, « bons soirs de juin v. 5 à la fin du printemps et au début de l'été. Saison et heure propices à la rencontre amoureuse. On retrouve dans une lettre de Rimbaud du 24 mai 1870 adressée au poète Théodore de Banville les mots suivants : « Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai dix-sept ans... »
- Le rejet de la ville : « foin des bocks et de la limonade, / Des cafés tapageurs » v. 2 et 3 : l'expression familière explique que le poète souhaite fuir le bruit et l'activité citadine pour trouver refuge dans la nature.
- La nature sensations visuelle « les tilleuls verts » v. 4, olfactive « les tilleuls sentent bon » v. 5, auditive », « le vent chargé de bruits » v. 7, gustative « parfums de bière » v. 8. Cette association d'impressions sensorielles différentes forme une synesthésie qui suggère que le jeune poète s'ouvre avec délectation à la sensualité du monde.
- L'enthousiasme du poète : ponctuation expressive avec les deux exclamatives v. 3 et 5 qui révèlent la joie éprouvée par le poète, répétitions des termes « bons » v. 5 et « parfums » v. 8, parallélisme du v. 8 « des parfums de vigne et des parfums de bière », allitérations en (v) et (f) v. 7 et 8 qui créent des effets de musicalité.
2 - Les premiers émois amoureux du jeune poète (section II, v. 9 à 16)
- Sa rêverie sentimentale : enjambement « un tout petit chiffon / D'azur sombre » v. 9 et 10 > le vêtement de couleur bleu porté par la jeune fille entrevue est l'élément déclencheur de cette rêverie.
- Atténuation du lyrisme : la répétition de l'adjectif « petit(e) v. 9, 10, 12 modère l'enthousiasme du jeune homme, et la beauté de la nuit est dépréciée par la connotation négative « mauvaise » v. 11.
- L'exaltation de l'adolescent : les exclamatives v. 13 « Nuit de juin ! Dix-sept ans ! » expriment l'enthousiasme amoureux de l'adolescent. La brièveté de ces phrases nominales brise le rythme et la régularité de l'alexandrin pour signifier l'ivresse qui s'empare du poète. Le CL de l'ivresse « griser » v. 13, « champagne » v.14, « monte à la tête » v. 14, « divague » v. 15 souligne que la romance du jeune homme se place sous le signe de l'excellence : le « champagne », boisson noble, se substitue à la « bière » v. 8 au caractère populaire et prosaïque (qui manque de noblesse, banal).
- Ironie du poète : les points de suspension v. 12, 14 et 16 témoignent de la difficulté d'expression du poète, submergé par ses émotions, qui en vient à perdre la parole.
3 - La rencontre d'une jeune fille (section III, v. 17 à 24)
- Une double référence : d'abord, néologisme « Robinssonne » v. 17 > évocation du personnage de Robinson Crusoë, le célèbre protagoniste du roman éponyme de l'écrivain anglais Daniel Defoe (1660-1731) paru en 1719. C'est à partir de ce prénom évoquant un héros partant à l'aventure que Rimbaud forge le néologisme « Robinssonne » qui signifie « vagabonde ». Ensuite, « à travers les romans » v. 17 fait écho à l'univers romanesque des romans d'amour dont les aventures sentimentales font rêver le poète.
- L'apparition de la jeune fille : au vers 18 « Lorsque » introduit l'événement perturbateur, traditionnel, une rencontre : « une demoiselle » v. 19 > Trois éléments la rendent attirante « ses airs charmants » v. 19, « son allure « alerte » v. 23, son empathie « immensément naïf ». La mention des « lèvres » v. 15 évoque la possibilité d'un baiser.
- Les obstacles : dans les romans, l'amour se heurte à des obstacles et exige de l'amant qu'il surmonte des épreuves. Ici, la jeune fille n'est pas seule : la synecdoque « faux-col » v. 20, la connotation négative « effrayant » suffisent à qualifier le père. L'impression causée par le père contribue à faire sourire tout comme l'harmonie imitative du vers 22 (son répété imitant celui des talons).
- L'intérêt de la jeune fille : verbe d'action « se tourne » v. 23 > leurs regards se rencontrent. Les points de suspension suggèrent cependant une action qui ne peut être dite et qui trouble le poète.
- Le coup de foudre est immédiat : v. 24 l'adverbe « alors » introduit la conséquence de la rencontre : « Sur vos lèvres alors meurent les cavatines... » et place l'amant sous la dépendance totale de la femme aimée.
4 - Le dénouement (section IV, v. 25 à 32)
- L'aventure amoureuse : paradoxe entre la répétition « Vous êtes amoureux » v. 25-26 qui rappelle la tradition courtoise reprise par les romantiques qui divinise la femme aimée (cf la majuscule au pronom « La » v. 26) et le deuxième hémistiche « Loué jusqu'au mois d'août » qui démythifie ce romantisme. Rimbaud réduit considérablement ce « roman » d'amour en fait bien banal à en juger par le jugement critique des autres « Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût. » Ce n'était qu'une amourette d'été.
- L'élément de résolution : le poème s'achève avec humour : l'appellation « l'adorée » dans, «< -Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire ... ! » v.28 suppose un amour non réciproque. On peut penser que la jeune fille met fin aux quatre chapitres de ce « roman ». Rupture imposée, ou fuite du jeune homme qui ne souhaite pas s'engager davantage ? Au lecteur de combler le vide laissé par les points de suspension.
- La situation finale: v. 29 « Ce soir-là, vous rentrez au café éclatant » le poème se construit de manière circulaire en s'achevant sur le lieu « cafés » que le poète fuyait au début. Les cafés, auparavant synonymes d'une vie qu'il cherchait à fuir, représentent, à présent, un refuge où, dépité, le poète se console dans la boisson.
- La fin d'un idéal amoureux : « des bocks ou de la limonade » v. 30 (bien loin du « champagne » du vers 14), montre un retour piteux à une vie ordinaire. Les points de suspension du vers 30 soulignent la distance du poète qui se dégage du discours convenu sur l'amour.
- Reprise du vers d'ouverture: « - On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans » la promesse d'une histoire exaltante du vers 1 est vue rétrospectivement au vers 31 et semble sonner avec humour la fin des illusions. La diérèse amplifie l'adjectif « sérieux » et le présent à valeur de vérité générale fait de ce bref « roman » l'illustration même de l'adolescence. C'est l'âge de la contestation, du rejet de la morale adulte qui voudrait imposer à la jeunesse le « sérieux ».
- La chute : le dernier vers constitue une chute inattendue. Image triviale des « tilleuls », inconvenante pour achever un poème dédié à la passion amoureuse. L'anacoluthe (rupture ou discontinuité dans la construction d'une phrase) « Et qu'on a des tilleuls verts... » renforce la surprise de cette fin. Rimbaud se joue ici des codes du lyrisme traditionnel et crée ainsi une poésie originale et nouvelle.
Pistes pour une conclusion :
- Ce poème est plutôt la reconstitution d'un moment léger de l'adolescence vagabonde de Rimbaud. L'amour est rêvé plutôt que vécu.
- Ce poème déroule en quatre courts chapitres le « roman » des amours adolescentes englobant le lecteur dans un récit à la fois intime et dépersonnalisé qui mêle élan sensuel et distance ironique. Jouant avec les codes romanesques autant que poétiques, il témoigne d'une volonté de renouveler le lyrisme en le faisant dialoguer avec d'autres tonalités traditionnellement jugées peu compatibles, comme le réalisme ou la distance ironique.
- Ce poème traite de façon originale ce qui était un thème conventionnel de la poésie lyrique.
- Rimbaud invente un lyrisme nouveau, plus en prise avec son temps, plus moderne.