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Jacques Prévert, « La grasse matinée », Paroles, 1946



Pistes pour une introduction:


- Poète, parolier et scénariste proche des surréalistes (privilégiant la « surréalité » où s'abolit l'opposition entre le rêve et le réel, ils donnent libre cours à leur imagination). En 1946, Prévert réunit 95 textes - poèmes, chansons, récits, saynètes (petite pièce comique très courte généralement à deux ou trois personnages) -, parus en revue depuis 1930 dans le recueil Paroles qui rencontre un immense succès. Anarchiste, il prend fermement position en faveur de le liberté et manifeste un rejet des institutions susceptibles de la museler: famille, école, Eglise, armée.
- Dans « La grasse matinée », poème en vers libres, le poète dénonce les inégalités sociales. Il met en cause, à travers le cas particulier d'un homme des rues, la famine encore présente durant cette période d'après-guerre.


Problématique :


En quoi la forme poétique de ce poème renforce-t-elle la dénonciation de la guerre ?



1 - Premier tableau : un homme affamé devant une vitrine de magasin chargée de victuailles (v. 1-39)


- Le titre > antiphrase « La grasse matinée » habituellement associée à l'idée d'une paresse bienheureuse > humour noir, grinçant - L'horreur de la faim > répétition (X3) de l'adjectif « terrible » v. 1, 3, 5 à la dimension tragique. Cet adjectif accompagne v. 2 « le petit bruit de l'œuf cassé », puis « la tête de l'homme » v. 5 > effet d'attente : décalage entre le caractère banal, insignifiant de l'œuf dur et la répétition de l'adjectif « terrible » + allitération dure en (R) « terrible/ bruit/dur ». L'explication ne vient qu'au vers 4 avec la périphrase « l'homme qui a faim » pas d'autre identité, ni d'autre pensée, seulement l'obsession de la faim.
- Une faim envahissante > le mot « faim » est à la rime v. 4 et 6. Il complète « la mémoire de l'homme » et « la tête de l'homme ». Cet homme anonyme n'est que faim. De plus, « faim » rime avec « magasin » v. 8, ce qui rend la situation du personnage poignante.
- Précision temporelle > v. 7 « six heures du matin » référence au titre : les riches font la grasse matinée, les pauvres errent en quête de nourriture.
- Indifférence à son image > répétition du mot « tête » v. 5, 6, 9, 19, 12 accompagné de la négation « il n'y pense pas » et de l'expression familière « il s'en fout » v. 12 > l'image qu'il renvoie est pourtant précisée « une tête couleur de poussière » v. 9: image d'un mendiant, d'un vagabond.
- Le tourment du mendiant > verbes de pensée « il songe » v. 14, « il imagine » v. 15, puis de mouvement « il remue » v. 19, « il grince des dents » v. 21, « il compte sur ses doigts » v. 24 > point de vue interne qui révèle la souffrance du personnage. Les COD « une autre tête » v. 15, « une tête de veau » v. 16, « une tête de n'importe quoi » v. 18 montrent une progression, une violence qui sourd, d'autant plus que les verbes de mouvement sont suivis de l'adverbe « doucement > v. 19, 20, 21 qui laisse présager une suite.
- Une rengaine entêtante > le poète martèle le nombre de jours durant lesquels le personnage n'a pas mangé des vers 24 à 31: « un deux trois »/ un deux trois /trois jours / trois jours/trois jours / trois nuits ». La brièveté des vers montre que l'homme n'a plus que cette pensée en tête. Cela ressemble à une comptine (répétition du chiffre « trois »). L'absence de ponctuation ajoute au caractère interminable de cette faim comme si le poème était lui-même dit d'un seul souffle.
- La colère > antithèse « ça ne peut plus durer / ça dure » v. 28-29 > espoir sans cesse déçu de l'homme + indignation de Prévert : on peut laisser un homme trois jours sans manger devant des vitrines pleines.
- Ironie grinçante > CL de la nourriture v. 34 à 39 « ces pâtes ces bouteilles ces conserves », « poissons morts », « boîtes », « sardines » abondance de nourriture du point de vue du personnage. L'anaphore du déterminant démonstratif « ces » accentue l'impression de proximité - et d'inaccessibilité – de ces produits. L'abondance est ressentie comme une provocation pour cet homme. Or, la répétition du participe passé « protégé » X4 renforcé par l'emploi du terme « barricades » v. 39 et le parallélisme rendent la barrière infranchissable entre la misère et l'abondance. On observe une gradation dans la protection : « boîtes », « vitres », « flics », « crainte » : de simples objets, à l'humain et à la menace. Le vocabulaire familier « flics » et les points de suspension renforcent l'adjectif « malheureuses » : Prévert, révolté, émet un jugement: la société prend soin des boîtes de sardine, pas des humains.

2 - Deuxième tableau : un homme affamé devant un bistrot (v. 40-51)

- Changement de décor > indice spatial « le bistrot » v. 40. Ses symboles « café- crème et croissants chauds » v. 41 desquels émanent gourmandise et douceur vont être l'élément déclencheur de la folie du personnage.
- En effet, le tragique s'accélère v. 42 « l'homme titube » faiblesse physique + détachement graduel d'avec la réalité : le vers 44 est répété « un brouillard de mots ». L'énumération qui suit v. 47-51 « œuf dur café-crème / café arrosé rhum / (...) café-crime arrosé sang ! ... » ainsi que le jeu de mots « café-crème / café crime » illustrent la folie qui s'empare de l'homme. Accélération du rythme visible également à travers l'allitération en (K) qui suggère la course du vagabond vers sa victime.
- Le basculement > les seul signes de ponctuation du poème après « sang » (points d'exclamation et de suspension) marquent la rupture entre les deux récits celui de l'homme qui a faim et celui du crime.

3 - Un ton journalistique ironique (v. 52-63)

- Le récit d'un fait divers > point de vue externe « Un homme très estimé » v. 52 + récit au passé composé « a été égorgé » v. 53, « a volé » v. 54 > Prévert dénonce le regard impitoyable de la société sur les exclus.
- Changement de regard > « l'homme qui a faim » devient « l'assassin », « le vagabond » v. 54 > termes péjoratifs qui s'opposent à l'accentuation de l'innocence de la victime « « très estimé » v. 52. Le crime lui-même est rendu odieux par le verbe « égorgé » v. 53 qui renforce le caractère monstrueux de l'assassin. Prévert semble critique vis-à-vis de la presse qui diabolise l'acte d'un homme affamé, désespéré au lieu de s'interroger sur la responsabilité de la société.
- Une parodie d'article > la polysémie du terme « estimé » est ironique : il appartient au CL de l'argent qui émaille la fin du poème « volé » v. 54, « francs » v. 55-57, « centimes » v. 59, « pourboire » v. 59 par opposition à celui qui n'a rien.
- Renversement de valeurs : le détail du vol « deux francs », « zéro franc soixante-dix », « vingt-cinq centimes » correspond au prix d'un petit-déjeuner et équivaut à la mort d'un homme qui équivaut elle-même à en sauver un autre de la faim. On ne sait plus qui est la victime, de la société « un homme très estimé » ou du laissé-pour-compte « l'homme qui a faim ».
- Ironie encore > « l'assassin » s'est acheté de quoi manger « deux tartines beurrées » v. 58, de quoi se réchauffer « un café-arrosé » v. 56 mais il a également laissé « un pourboire » v. 59 > acte de générosité dont la société a été incapable à son égard.
- L'explication du crime commis > reprise des quatre premiers vers du poème aux vers 60-64. Prévert rappelle la véritable cause du crime par la répétition de l'adjectif « terrible » l'indifférence de la société vis-à-vis des plus démunis peut mener à la folie et à la tragédie.

Pistes pour une conclusion:

- Histoire d'un anonyme en trois temps > tension dramatique
- Une forme d'écriture libérée de la versification et de la rime au profit du travail sur les répétitions, les sons, les rythmes et qui renforce le propos
- Une expression poétique proche de l'oral. Prévert remplit ici une mission qu'il s'était fixée : « parler pour ceux qui ont trop à dire pour pouvoir le dire »
- Un siècle auparavant, Victor Hugo pointait déjà du doigt dans Les Misérables, la responsabilité de la société dans le vol d'un pain par Jean Valjean.
- Les poèmes de Prévert ont souvent été mis en musique. Marion Oswald a été la première à chanter « La grasse matinée » en 1957 sur une musique de Joseph Kosma. Serge Reggiani en a fait une lecture célèbre en 1966.